BORDEAUX : 29 septembre 2000
Esber Yagmurdereli a reçu
le Prix International des Droits de l'Homme
"Ludovic-Trarieux"
"L'hommage des avocats à un avocat"
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![]() Ugur Yagmurdereli lisant le discours de son père sous le regard de Me Valérie Braillon, Secrétaire générale de l'IDHBB.Photo BAP |
Par délibération du 2 mars 2000, le jury du " Prix International des droits de l’homme Ludovic-Trarieux " a attribué le Prix 2000 à l’avocat, écrivain et militant des droits de l’homme turc Esber Yagmurdereli qui purge depuis juin 1998 une peine de prison pour avoir prôné une solution pacifique au problème kurde. Le Prix a été remis le 29 septembre 2000 à son fils, M. Ugur Yagmurderli et à sa soeur, Mrs Sumru Yagmurdereli dans le Grand Amphithéâtre de l'Ecole Nationale de la Magistrature à Bordeaux. L'IDHBB et l'UAE lancent un nouvel appel aux autorité turques pour qu'elles libérent immédiatement Esber Yagmurdereli. |
Le 6 ème Prix a été remis le 29 septembre 2000 à Bordeaux dans le Grand Amphithêatre de l'Ecole Nationale de la Magistrature à M. Ugur Yagmurderli, représentant son père, et à Mrs Sumru Yagmurdereli, soeur du lauréat.
Accueillant la famille du lauréat, au nom de l’Ecole Nationale de la Magistrature M. Claude Hanoteau, Directeur de l’ENM, a exprimé son soutien et son admiration en faveur du combat pour les droits de l’homme et la liberté d’expression en particulier, mené par Esber Yagmurdereli en Turquie. Nous publions ci-après les principaux discours prononcé alors de la cérémonie de remise du Prix , y compris le discours de remerciement écrit par lauréat dans sa prison et lu par son fils, Ugur Yagmurdereli, venu d’Istambul pour accepter le Prix en ses lieu et place.
Extraits du discours de Monsieur Claude HANOTEAU
Directeur
de l'Ecole Nationale de la Magistrature
...[...] Permettez-moi d'exprimer tout d'abord le plaisir et l'honneur que l'Ecole Nationale de la Magistrature ressent, en accueillant dans ses locaux deux événements d'une égale importance :
> Un colloque sur les concepts du procès équitable et de la protection juridictionnelle du citoyen,
> La remise du prix Ludovic Trarieux, dont le lauréat cette année est Maître Esber YAGMURDERELI.
Notre Ecole entretient avec les barreaux et notamment avec celui de Bordeaux, des liens privilégiés ; les liens existent depuis des années, mais je note avec satisfaction qu'ils ne cessent de se renforcer. ...[...]
...[...] je tiens à exprimer au nom de l'Ecole Nationale de la Magistrature notre soutien moral et intellectuel pour Maître Esber YAGMURDERELI, avocat Turc qui paye de sa liberté son combat courageux.
Le prestigieux prix que vous allez remettre en fin d'après-midi à cette victime du devoir, ou en tout cas entre les mains de son fils qui le représente, Monsieur le Bâtonnier, témoignera cette année encore que nous devons être, chacun à notre place, vigilants :
· Vigilants pour soutenir ceux qui souffrent de l'injustice,
· Vigilants pour dénoncer, lorsque nous le constatons, toute atteinte aux libertés fondamentales.
C. HANOTEAU
Discours de Monsieur le Bâtonnier
Thierry WICKERS
Bâtonnier de l’Ordre des Avocats à la Cour de Bordeaux
Il y a deux ans, le jury, en attribuant le prix LUDOVIC TRARIEUX à l’avocat chinois ZHOU Guoquiang, affirmait sa foi en l’universalité des droits de la personne humaine, et réfutait ainsi la thèse qui voudrait en limiter le champ d’application à une partie de l’humanité, au nom d’une " exception culturelle " qui dans le cas de la CHINE aurait concerné plus d’un milliard d’individus.
La TURQUIE n’a pas les mêmes prétentions, bien au contraire…
Elle a ratifié, volontairement, la Convention Européenne des Droits de l’Homme, elle déclare adhérer à ses principes, et elle s’est engagée à les respecter.
Au moment même où le jury délibérait, sur la " candidature " si remarquable d’Esber YAGMURDERELI, s’étalait sur les murs de notre ville – ou plutôt sur les flancs de ses autobus- une campagne de promotion, vantant les mérites touristiques de son pays.
Car la TURQUIE se veut en Europe.
J’ignore si les critères de la religion ou de la géographie permettent d’en décider ainsi.
Peut-être les références à Dorylée ou à Nicopolis sont-elles trop anciennes pour la considérer comme appartenant à " l’Europe du sang versé "
Ce n’est certes pas ici que se vérifiera si elle remplit les conditions exigées pour son intégration dans l’Union.
Mais je sais en revanche que l’Europe en construction doit être celle des valeurs partagées.
Décerner le prix LUDOVIC TRARIEUX à Esber YAGMURDERELI, ce n’est pas seulement en saluer les mérites éclatants, c’est aussi adresser un message fort à la TURQUIE, et lui rappeler que son entrée dans la maison Europe ne se jugera pas à la seule aune des conditions économiques.
Discours de Madame Jenny VANDERLINDEN
Au nom de
Amnesty International Belgique
Francophone
Mesdames et Messieurs,
Bonsoir,
Je représente Amnesty International Belgique – section francophone - à Bruxelles.
Je tiens tout d’abord à remercier les organisateurs de cette prestigieuse cérémonie de m’avoir si cordialement invitée. Au nom de notre section, de tout coeur merci pour ce que vous faites.
Avocat, écrivain, philosophe et défenseur des droits humains, Monsieur Yagmurdereli a consacré son existence à la défense des droits de l’homme au prix de sa propre liberté.
Plusieurs groupes AI de par le monde notamment aux Etats-Unis, en Autriche, aux Pays-Bas, en Finlande et en Belgique militent depuis des années pour sa libération.Personnellement je puis témoigner de la chaîne de solidarité qui s’est formée au niveau international pour soutenir la campagne de libération organisée par l’Institut des Droits de l’Homme du Barreau de Bordeaux et l’Union Européenne des Avocats. Cette semaine encore,
plusieurs actions sont entreprises aux Etats Unis, aux Pays-Bas et en Belgique pour sensibiliser les autorités turques.
C’est une joie pour moi aujourd’hui de pouvoir donner à sa famille l’assurance de notre amitié et de notre soutien.. Nul doute que Monsieur Esber Yagmurdereli est de ces hommes qui par leur détermination construisent une société plus juste, tolérante et respectueuse des droits humains.
Notre espoir le plus profond, notre voeux le plus cher est de le voir libérer le plus rapidement possible.
J’aurai le plaisir de remettre à Monsieur Ugur Yagmurdereli les félicitations écrites de plusieurs groupes AI participant à la campagne de libération. Il s’agit de bien peu de choses par rapport aux souffrances encourues par son père mais nous espérons que cela puisse lui apporter un peu de réconfort et de chaleur.
Je voudrais pour conclure vous lire un message de Monsieur Jean-Jules Docquir, Président de notre CA qui témoigne de toute l’émotion ressentie :
"Cher Monsieur Yagmurdereli,
Nous ne pouvons qu'imaginer les peines et les souffrances que vous avez endurees pendant de nombreuses annees, et endurez encore, lors de votre lutte incessante et determinee en faveur des droits humains fondamentaux.
Pressions, emprisonnement, torture, ... que sais-je encore... ont ete - et sont encore - votre lot quotidien pendant de trop nombreuses annees.
Malgre cela, votre determination n'a pas ete atteinte : au nom de tous nos "freres humains", comme aurait dit Villon, je voudrais vous en remercier.
Tout simplement, tout humainement, Monsieur , je m'incline devant votre courage et votre determination..
Tout en esperant que soit mis un terme , bientot, a votre souffrance.
Je peux vous assurer, en tout cas, que nous continuons, et continuerons encore et toujours, a oeuvrer pour que soit mis fin a ces violations des droits humains.
Merci de votre attention.
Address by Anne Burley,
Director Europe Regional Program,
International Secretariat,
Amnesty International
representing Mr Pierre Sané, Chairman
Monsieur le President, les membres du Consiel d’Àdministration, Mesdames et Messieurs,
Amnesty International is very happy to be with you tonight to participate in the award of the Prix Trarieux to Esber Yagmurdereli. We have been following the trials of Esber Yagmurdereli in Turkey since the late 1970s. We condemned the trial which resulted in his life sentence in 1985 as being clearly in breach of international standards for fair trial. We rejoiced in his release from prison in 1991 as a result of a conditional amnesty. Esber Yagmurdereli himself has previously rejected the offer of a pardon on grounds of ill-health, saying that to accept it would amount to an admission of guilt. He asked for a fair retrial, but this request was denied.
Following his release in 1991 Esber Yagmurdereli spoke at a meeting in Istanbul organized by the Turkish Human Rights Association; he referred to the situation in southeast Turkey and to the aspirations of the Kurdish minority. As a result he was charged under Article 8 of the Anti-Terror law with "disseminating separatist propaganda" and in June 1994 was sentenced to 20 months’ imprisonment, subsequently reduced to 10 months. However, the court which had originally sentenced him to life imprisonment ruled that he had broken the terms of his conditional release and would be required to serve the remaining 16 years and seven months of the original 30-year sentence, in addition to the new sentence.
Most of us would be crushed by facing such a prospect, but Esber Yagmurdereli has no regrets. He has stated: "I am hoping that my situation will help to solve the problem of freedom of expression in Turkey"
Many other people in Turkey have served prison sentences, or are doing so now, for exercising their right to freedom of expression: a right that Turkey has guaranteed to protect under the European Convention on Human Rights and the very recently ratified International Convention on Civil and Political Rights. Among them are Akin Birdal, former President of Turkish Human Rights Association and former Prime Minister Necmettin Erbakan.
Amnesty International welcomes the award of the Prix Trarieux to Esber Yagmurdereli: We believe that such recognition of his fight for freedom of expression in Turkey will benefit not only him, but all those who are imprisoned for doing only what we do every day of our lives - exercise our right to freely express our opinions and beliefs.
Discours de Me Enrico Adriano RAFFAELLI,
Président de l'Union des Avocats Européens.
Mesdames et Messieurs les Hauts Magistrats,
Messieurs les Présidents,
Messieurs les Bâtonniers,
Chers Confrères,
Mesdames, Messieurs,
Depuis 1992, l'Union des Avocats Européens dont le siège est à LUXEMBOURG mais dont le lieu d'action et d'intervention est situé chaque semaine dans toutes les villes d'Europe où souffle l'esprit du droit - et des droits de la défense en particulier - s'est associée à l'initiative de l'Institut des droits de l'homme du barreau de Bordeaux, pour choisir le lauréat du prix international des droits de l'homme " Ludovic-Trarieux ".
Et ainsi depuis huit ans l'UAE participe à cette cérémonie de remise.
Il y a deux ans mon prédecesseur intervenait ici même alors que l'on célébrait les cinquante ans qui nous séparaient déjà de cette date du 10 décembre 1948 où l'Assemblée générale des Nations Unies, exceptionnellement réunie à Paris au palais de Chaillot, adoptait la Déclaration Universelle des droits de l'homme.
Cette année le même honneur m'échoit alors que l'on s'apprête dans quelques semaines à célébrer le cinquantième anniversaire de la Convention européenne des Droits de l'Homme, signée comme chacun le sait, à Rome, le 4 novembre 1950, anniversaire que nous avons d'ailleurs largement anticipé depuis ce matin ici-même.
Cela fait maintenant quinze ans que l'Institut des droits de l'homme du barreau de Bordeaux, appelle au soutien des avocats de par le monde victimes de l'exercice de leur profession et instruit les situations les plus cruciales pour l'attribution du prix international des droits de l'Homme " Ludovic-Trarieux.
Cela fait quatorze ans que l'UNION des AVOCATS EUROPEENS s'attache à développer l'esprit de ce mot qui n'a pas de traduction et conserve son appellation française dans tous les pays anglo-saxons :
les " droits de la défense ".
En cette année 2000, l'UAE a même décidé de transformer sa Commission des Droits de l'Homme en un Institut des Droits de l'Homme des Avocats européens, ouverts à tous les avocats, à toutes les organisations militant pour les droits de la défense au sein du Conseil de l'Europe. l'Institut a été officiellement baptisé dans l'Ile d'Ischia lors du 14 ème Congrès de notre Union.
Ce sont des actes qui engagent. Qui nous engagent !
C'est à ce titre que l'Union des avocats européens tient à participer à la dotation financière du prix international des droits de l'homme " Ludovic-Trarieux ".
Et, cette année, pour nous, il revêt une signification toute particulière.
D'une part c'est en effet, non loin d'ici à Biarritz, où l'UAE a déjà tenu son congrès en 1992, que dans quelques jours désormais sera soumis au Conseil des Ministres le projet de Charte des Droits de l'Homme de l'Union européenne.
D'autre part, le lauréat du prix de cette année 2000 est justement un défenseur des droits de l'homme d'un pays candidat à entrer dans l'Union européenne.
C'est donc l'occasion de le dire clairement :
Il ne saurait y avoir d'élargissement à un pays qui ne réponde pas aux critères d'adhésion définis lors du Conseil européen de Copenhague en 1993, et réaffirmés par la suite lors du Conseil de Madrid.
Ces critères – nous le savons- exigent du Pays candidat des institutions stables garantissant la démocratie, mais aussi l'état de droit, les droits de l'Homme, le respect et la protection des minorités outre l'existence d'une économie de marché qui fonctionne et la capacité de faire face à la pression concurrentielle et aux forces du marché au sein de l'Union et l'aptitude à assumer les obligations de l'Union européenne.
Dans ce contexte la désignation de M. Esber Yagmurdereli, comme lauréat du Prix doit être envisagé dans la plénitude de sa signification.
Car, au-delà de l'homme, il y a le combat. Et notre combat est un combat pour l'Europe, en, général et pour l'Europe du droit, en particulier.
S'il est vrai que la candidature turque a finalement été officiellement reconnue lors du sommet d'Helsinki en décembre dernier, je voudrais citer les mots prononcés le 11 avril dernier, devant le Parlement européen, par le commissaire européen à l'élargissement, Günther Verheugen. Il a indiqué : "Helsinki a insisté sur le respect des critères d'adhésion, démocratie, droits de l'Homme, protection des minorités", et que la Turquie "ne remplit pas ces critères".
Il a ajouté : "Il y a eu récemment en Turquie toute une série d'événements qui ont donné lieu à des préoccupations" de la part de l'UE, et M. Verheugen de citer lui-même la condamnation à de lourdes peines de prison de militants pro-kurdes, ou encore l'incarcération de défenseurs des droits de l'Homme.
Seule lueur d'espérance, le Commissaire déclarait espérer cependant que "la stratégie de rapprochement" avec les Quinze permettrait à la Turquie de mettre en place ces critères". Il a noté qu'une réforme "est en cours" dans ce pays et nous "espérons que la liberté d'expression s'y enracine peu à peu".
Le philosophe Husserl, lors d'une conférence, prononcée à Vienne le 7 mai 1935, disait déjà que " l'esprit de l'Europe est celui qui est inscrit dans les déclarations des droits de l'homme et du citoyen " et plus loin, parlait d'une " philosophie dans la mire de l'humanisme européen ".
Oui l'Europe n'est pas qu'un Marché auquel on veut accéder pour ses avantages économiques.
L'Europe c'est une exigence, une éthique. C'est la soumission à des valeurs.
Il n'y a pas de place en Europe, pour un pays qui admet la torture, qui viole les règles du procès équitable et qui ignore la liberté d'opinion.
Il n'est pas acceptable qu'un pays qui viole les droits de l'homme soit admis au sein de notre Union,
Il n'est pas acceptable que la liberté d'expression rester emmurée dans les prisons turques,
Tel doit être notre combat, à nous, avocats européens.
Ce combat nous le menons pour qu'un jour que nous espérons prochain nous soyons heureux d'accueillir les bras ouverts nos confrères turcs, représentant un pays pacifié, où la liberté est la règle et l'état de droit le principe, dans une Union toujours plus fraternelle.
Tel est le sens de la Cérémonie à laquelle j'ai l'honneur de participer aujourd'hui.
C'est pourquoi au nom de l'Unions des Avocats européens je remercie M. Yagmurdereli ne nous avoir fait l'honneur d'accepter ce Prix.
E.-A. RAFFAELLI
29 septembre 2000
Discours prononcé par M. le Bâtonnier Bertrand FAVREAU,
Président de l’Institut des Droits de l’Homme du Barreau de Bordeaux
Monsieur le Directeur de l’Ecole Nationale de la Magistrature,
Monsieur le Président du Conseil Général de la Gironde,
Monsieur le Maire de Bordeaux,
Monsieur le Président de l’Institut des Droits de l’Homme du Barreau de Bruxelles,
Monsieur le Président et Monsieur le Secretaire Général de l’Institut des Droits de l’Homme du Barreau de Paris,
Monsieur le Préident du Centre des Droits de l’Homme de l’Université de Louvain,
Président du Comité des Droits de l’Homme et des Questions Ethiques de l’UNESCO
Mesdames et Messieurs les hauts Magistrats,
Messieurs les Bâtonniers,
Il y a tant de bonnes raisons, Monsieur le Directeur, de vous remercier tout particulièrement de nous accueillir dans ce grand amphithéâtre de l'Ecole Nationale de la Magistrature de Bordeaux pour cette cérémonie devenue rituelle, et ce, selon une tradition qui ne s'est jamais démentie depuis dix ans.
Mais, comme le constatait le Brutus de Shakespeare, " Les bonnes raisons doivent céder aux meilleures. "
Et la meilleure, en cette circonstance, est de souligner que cette cérémonie ne saurait se tenir ailleurs que dans une enceinte qui forme tous les magistrats de France et qui a élu pour siège, Bordeaux.
Car, la meilleure des raisons de cette symbolique profonde m'oblige à rappeler que c'est un magistrat de Bordeaux, en d'autres temps, et sous d'autres régimes, qui fût, sans doute avec Voltaire, qui aurait voulu être avocat mais qui n'était qu'écrivain, le héros d'une affaire qui eut un grand retentissement non seulement en France mais aussi à l'étranger au XVIIIème Siècle, pour avoir pris en mains la défense des trois roués injustement condamnés à la roue.
Cet homme c’est Charles-Marguerite-Jean-Baptiste Mercier-Dupaty, cet avocat général au Parlement de Bordeaux qui, troublé par une erreur judiciaire, au demeurant bien éloignée de son ressort, écrivit le " Mémoire justificatif pour trois hommes condamnés à la roue " pour vilipender la procédure menée à l'autre bout de la France et qui ne le regardait point.
Dans ce libelle il écrivait :
" J’attaque l'arrêt qui les condamne dans la forme et dans le fond par les quatre propositions suivantes :
- la condamnation a été prononcée au mépris des formes prescrites, sans même que les corps du délit fussent constatés,
- la condamnation a été prononcée sans aucune preuve que les accusés fussent coupables,
- la condamnation a été prononcée contre la preuve de l'innocence des accusés,
- la condamnation a été prononcée avec une partialité manifeste de la part des premiers magistrats."
Il ajoutait cet exorde au roi : " Sire, en implorant un autre Code criminel ce n'est point des nouveautés que l'humanité vous demande ni une opération difficile qu'elle vous propose ."
Cet appel au nom de l'humanité a retenti en février 1786.
Dupaty y perdit la considération de ses collègues et devînt un paria au sein de son Parlement. Il y perdit aussi une grande part de sa santé déjà chancelante, et il restera jusqu'à sa mort un étranger au milieu de ses pairs.
Mais, le 30 juillet 1787 un arrêt du Conseil du Roi réhabilitera les condamnés et ils furent libérés en décembre 1787, quelques mois avant la mort de Dupaty.
Cela c'est la victoire de Dupaty.
Et près d'un siècle plus tard, c'est en quelque sorte cet acte que renouvellera Ludovic Trarieux, lorsqu'il s'engagera au soutien de la cause d'Alfred Dreyfus, à la défense duquel rien ni personne ne l'avait jamais appelé. Sinon sa conscience de juriste.
Il y perdit la considération de ses amis politiques, ses clients et sa santé, au point d'en mourir prématurément, mais l'innocence de Dreyfus fut reconnue.
Sans doute aurions-nous pu, si nous n'étions d’invétérés corporatistes, appeler ce Prix né à Bordeaux, le Prix DUPATY-TRARIEUX.
Tel n'est pas le cas, mais le souvenir de DUPATY, magistrat bordelais, défenseur des "trois hommes condamnés à la roue " et défenseur des Droits de l'Homme bien avant leur consécration sémantique de 89, mérite de rester symboliquement présent chaque fois que nous remettons ce Prix dans cette enceinte, de même qu’il mériterait - si cela n’est déjà fait - de donner son nom à une promotion de l’Ecole.
" Mépris des formes prescrites, absence de preuves que les accusés fussent coupables, partialité manifeste magistrats " écrivait Dupaty. Dans le destin d'Esber Yagmurdereli, comme dans toutes les histoires de cette nature, au commencement, c'est bien la violation des Droits fondamentaux et premiers de l'être humain qui souille tout ce qui va suivre.
Rien ne destinait Esber Yagmurdereli en effet à devenir le martyr - j'ose le mot ! - qu'il est aujourd’hui ?
Né en 1945, il a payé très jeune son tribut de souffrance qu'impose avec plus ou moins de parcimonie ou de fortune, la destinée aux hommes.
Aveugle très jeune, à la suite d’un accident, nous imaginons ce qu'a pu être son enfance dans cette Turquie des années 50. Identique sans doute à celle de Taha Hussein, l'auteur aveugle et célèbre du "Livre des jours" qu'André Gide a décrit sans cesse "attentif à ne pas... laisser paraître sur son visage cette disgrâce des ténèbres... " tandis que ses premiers contacts avec le monde extérieur ne pouvaient être "presque tous, hélas, vulnérants " dit l'écrivain. Juste de quoi forger dans l’épreuve le caractère des âmes bien trempées.
Ainsi, il devint un juriste éminent, un Docteur en Philosophie. Avocat à Bursa, dans les contrées proches de la Mer Noire, qui défend-il ? Les syndicalistes et les prévenus politiques en même temps qu'il se consacre déjà au travail d'écriture et devient un poète et un auteur de nouvelles considéré.
Mais, comme si la fatalité du héros turc voulut qu'il fut un homme révolté, c’est à un destin rebelle que sa force de caractère voue Esber Yagmurdereli.
Comme le destin épique de ce personnage fabuleux de son ami le romancier Yachar Kémal. Ce Ince Mehmet – pour nous " Mémed le Mince " - qui, sur les contreforts montagneux du Taunus où la terreur règne s’élève contre les oppresseurs. Mémed, le bandit légendaire, ce Robin des Bois d’Orient à travers les plaines et les montagnes d'Anatolie, auquel on a inventé tant de faits que dix vies humaines n'auraient pas suffit à se révolter contre les oppresseurs.
Parce qu’avide de liberté, avocat et de gauche de surcroît, Esber Yagmurdereli n'a pas manqué d'attirer sur lui l'attention.
Le 5 mars 1978, la police a découvert des armes chez un de ses clients.
Chez un autre, des valeurs et des bijoux.
A son cabinet, dans ses dossiers, des documents de nature "politique ".
Il n'en fallut pas plus que pour dans la moiteur glauque des commissariats turcs, les clients ne fussent torturés et à l'occasion de cette torture n’aient d’autre ressource que de dire ce que leur tortionnaire voulaient qu’ils disent : Mettre en cause- leur avocat.
L'arrestation d'Esber Yagmurdereli était providentielle, elle privait les militants politiques d'un défenseur acharné.
Et, à son tour, au siège de la police de Bursa, on lui frappa la plante des pieds, on le soumit à l'électricité, on le brûla avec des cigarettes et on le soumit au supplice du jet d'eau sous haute pression.
Il n'y a jamais eu d'enquête sur ces tortures, car il n'y en a jamais aujourd’hui en Turquie. Pas plus pour les morts étranges dans les commissariats que pour les disparitions ou les tortures...
Ses clients se rétractèrent et révélèrent bientôt qu'ils n'avaient fait de déclaration impliquant leur conseil que sous la torture qu'ils avaient subie lors de leur arrestation, mais les déclarations suggérées sous la torture demeurent la reine des preuves en Turquie.
Qu'importe, donc. Esber Yagmurdereli ne sera jugé que sept ans après : en 1985. Ugur va avoir sept ans. Il n’a jamais vu son père libre. Sa première peine sera même aggravée dès que les militaires ont pris le pouvoir, instaurant désormais une dictature implacable.
Si Esber Yagmurdereli échappe au châtiment suprême qui est prononcé contre lui c'est parce qu'il est infirme.
La clémence pour lui, sera une commutation en réclusion à vie.
Or, à la source du mal, au commencement de tout, il y eut un procès inéquitable. Pendant des années, nos amis d'Amnesty auront beau protester, multiplier les dossiers libelles et documents : " Turquie : Le Procès inéquitable d’Esber Yagmurdereli ".
Rien n'y fera.
Et à cette époque le premier arrêt Loizidou n’était pas rendu : la Turquie n'était pas justiciable de la Cour Européenne des Droits de l'Homme.
Beaucoup de ceux qui m'écoutent 'le savent, il n'est parfois il est vrai, guère besoin d'aller bien loin de chez soi pour y trouver l'horreur.
Contentons-nous d'une lecture des arrêts de notre Cour des Droits de l'Homme .
Qu’y voyons-nous ?
Depuis 1995, 69 arrêts se sont succédés concernant la Turquie.
Il faut en convenir on y trouve de tout : Durée de la détention provisoire, délai raisonnable, respect des biens, sans doute ...
Mais la cohorte majeure est constituée par tortures, traitements inhumains et dégradants, et violation de la liberté d'expression.
Depuis l'affaire Aksoy, première violation de l'article 3 de la Convention Européenne, les condamnations se sont multipliées.
Les exemples les plus récents le démontrent. Déjà onze condamnations pour la seule année 2000 qui bien que largement entamée n'est pas achevée. Cinq, pour ne pas protéger la vie, cinq pour traitement inhumain et dégradant, autant pour absence d'enquête effective, sans préjudice d'autre violation. Au cours des seuls de mois de juin et de juillet dernier, la Cour de Strasbourg n’a pas constaté moins de 17 violations de la Convention en sept arrêts.
La situation est si réelle et si grave que le Président du Turkish Bar Association, Eralp Ozgen, ne cesse de lancer un appel à l’instauration en Turquie d’une magistrature enfin indépendante qui ne serait plus nommée à discrétion par le Ministre et de sous secrétaire d’Etat à la justice. Oubliant peut être en cela que c’est aux magistrats turcs de conquérir eux-mêmes d’abord leur indépendance par les décisions qu’ils rendent.
La situation est si réelle et si grave, que le 23 juillet, le Centre pour l'indépendance des juges et des magistrats a constaté, "la totale inadaptation des procédures internes pour les enquêtes, les poursuites et les sanctions contre les fonctionnaires qui commettaient des actes de torture ".
Et l’organisme genevois d’ajouter que cela " permettait aux brutalités de la police de se poursuivre en toute impunité " avant d’appeler le Gouvernement turc à adopter aussi vite que possible 70 recommandations pour modifier son système judiciaire.
La situation est si réelle et si grave que le Président de la Cour Suprême turque lui-même, Sami Selkuk, s’en est ému, lors de la rentrée judiciaire, le 24 août dernier. Il s’est écrié publiquement qu’il fallait en finir, démocratiser le pays, respecter les droits de l’homme, instaurer une véritable liberté d’expression et se mettre au diapason de la norme juridique européenne. Il s’est tout aussi publiquement ému de ce que 11 condamnations aient été prononcées le même jour, en juillet 1999, par la Cour de Strasbourg contre la Turquie. Onze condamnations en un jour ! " La Turquie ne peut en rester là où elle est si elle veut comprendre le monde " a-t-il dit.
Et, il y a, au premier septembre de cette année, 2661 plaintes contre la Turquie, en attente devant la Cour Européenne des Droits de l'Homme, au premier de ce mois.
Cela peut-il durer ainsi ?
De ces condamnations croissantes sur des faits évidemment anciens, les autorités turques elles-mêmes se son émues. Elles ont consulté deux des avocats qui les représentent usuellement devant la Cour européenne des Droits de l’homme pour savoir ce qu’il convenait de faire. Avisés, le professeur Bakir Çaglär et Me Aslan Gündüz ont tous deux répondu qu’il fallait changer la législation.
Ainsi muni de conseils éclairés, le gouvernement vient de prendre une décision. Mais ce n’est que celle d’augmenter sensiblement le nombre des avocats qui le représentent à Strasbourg pour faire face à l’augmentation du contentieux à venir.
Condamné, Esber Yagmurdereli avait du dire adieu au Barreau. Qu'importe donc le Barreau ! Avocat, c’est un état et Esber Yagmurdereli est devenu l'avocat le plus célèbre de Turquie, parce que justement il ne peut plus être avocat.
Le " Livre des jours ", dans la suite des mois et des ans, pour lui se décline en jours de prison. Persécuté dans sa chair, celui qui n’a plus le droit de parler peut encore écrire. Esber écrit. Il écrit sa pièce " Crossing Boundaries " que l’on pourrait traduire en français " Au-delà des limites". C’est l’histoire de Selim, cette histoire, si autobiographique, de l’étudiant militant Selim-Esber, torturé après avoir reçu une lettre d’un vieil ami philosophe. C’est une suite de scènes dont les lieux sont cursivement décrits : " l’antichambre de la salle de torture ", "la Chambre de tortures, la cellule... " et dont les dialogues de Selim avec le poète qui partage sa cellule, ou d’Esber avec lui-même – on ne sait plus, puisqu’il est aussi le poète – sont troublés par la scansion des râles des torturés, homme et femmes, aux cris mêlés. C’est le plus insoutenable tableau de la justice pénale turque. Non, ce n’est pas un tableau de théâtre. Il reste en deçà de certains exposés en fait des arrêts de la Cour de Strasbourg qui viennent nous décrire par salves successives – et presque mensuellement - tortures ou traitements inhumains et dégradants.
Pourtant, nous le savons, ce n’est ni Selim ni le poète qui partageaient en vérité la cellule de la prison de Sinop en pleine dictature militaire. Dans la cellule de Selim-Esber, on a placé un criminel-né, condamné à mort de droit commun et militant d’extrême droite, à quelques jours de son exécution. Selon toute vraisemblance, le meurtrier fanatique a été placé là pour l’assassiner. Mais, le sourire indéfinissable et les yeux mi-clos d’Esber séduisent son bourreau putatif qui devient un ami qu’il accompagne dans sa marche vers la mort. De cet insecte tueur entré subrepticement dans sa cellule et des cinq jours de huis clos tragiques entre les deux hommes Esber Yagmurdereli devait tirer, en 1997, sa pièce " Akrep ", " Scorpion " - qui a conquis depuis les scènes de Turquie, d’Allemagne, de Belgique et de Grande-Bretagne – mais qui est curieusement ignorée en France.
Du condamné, pendu le 12 juin 1982, - et l’un des derniers pendus de Turquie, où aucune exécution n’a plus eu lieu depuis 1984 mais où la mort rode encore autour d’Ocalan, - le dramaturge a réhabilité et magnifié les derniers instants au point d’écrire l’un des plus violents libelles contre la peine de mort, qui a fait dire à Yachar Kémal qu’on "ne pouvait quitter la salle sans devenir un opposant à cette pratique horrible ".
1978- 1991. 13 ans et cinq mois de prison. Près de 5000 jours d'enfermement. Ugur est né à Bursa, deux semaines à peine après l’arrestation de son père en 1978. Il a grandi en ignorant ce qu’est un père libre.
En 1990, enfin, le Président DEMIREL offre une grâce. Mais être gracié pour celui qui crie son innocence, c’est être reconnu coupable une seconde fois. Plus, c'est reconnaître soi-même sa culpabilité.
Esber refuse toute grâce et exige à la place l’impossible : un nouveau procès, équitable celui-là, qui établira son innocence. Il n’aura jamais lieu.
Et si en 1991, les geôles s'ouvrent, c'est à la faveur d'une amnistie générale.
Pour Esber Yagmurdereli, il s'agit d'un élargissement et point d'une libération.
Puisque personne n'est vraiment libre en Turquie.
Pour Esber Yagmurdereli, étrangement, l’amnistie n’est que conditionnelle. Il ne doit pas être poursuivi pour quelque fait que ce soit , faute de quoi, il encourra une nouvelle peine mais il devra aussi purger l'intégralité de sa peine, dont chacun sait déjà, que c'est une peine à vie.
" S'il arrive une seule fois que l'on court vers son destin alors il faut en accepter toutes les conséquences " disait Lewis Caroll. Et, peut-être est-ce là, sans doute, que son destin connaît une nouvelle dimension.
Même sous la menace, la plus grave, le militant n'a pas le droit de se taire.
Sorti de prison le 1er août 1991, l'avocat qui reprend le dessus.
Il parle. Il plaide. Et pour cela il n’a plus besoin de prétoire.
Le 8 septembre suivant, à Istanbul, au cours d'un meeting organisé par l'Association turque pour la défense des droits de l'homme, que dit-il ?
Il dit, lui qui n’est pas kurde, que plus de quinze millions de Kurdes n’ont en Turquie qu'un seul droit, celui de se taire.
Il dit qu'il faut trouver une solution pacifique au problème kurde.
Dans ses propos de ce pacifiste, instigateur de la campagne du million de signature pour la Paix, aucune incitation à la violence.
Il ne dit rien d’autre que son ami, l’auteur de Mémed le mince, Yachar Kémal, quand il déclare :
" Quand on vous interdit de parler, de lire, d'écrire, de chanter dans votre langue maternelle, quand on vous empêche d'avoir des journaux, des livres, des écoles dans votre langue, quand on ne vous laisse pas transmettre à vos enfants la culture et la langue de vos ancêtres, que pouvez-vous faire d'autre que de vous révolter pour défendre votre dignité."
Dire cela en Turquie, c'est exprimer une opinion d'homme libre et il n'y a pas de droit à la parole pour les hommes libres en Turquie.
Dire cela c’est commettre le délit de " Diffusion de propagande séparatiste ".
Et lui, qui est sous une implacable menace, qui sait que son premier mot risque de l’ensevelir à jamais au plus profond des prisons, il le dit.
Pour avoir ainsi parlé, il est immédiatement poursuivi en vertu de l'article 8 de la Loi anti-terroriste de 1991 qui énonce le délit mais ne le définit pas.
Il est condamné en juin 1994 à une peine de 20 mois d'emprisonnement. Dans son jugement le tribunal énonçait les éléments constitutifs à des crimes de l'accusé : avoir désigné du nom de Kurdistan, une région du pays, avoir appelé combat du peuple kurde pour l'indépendance les actions inhumaines menées par l'organisation terroriste PKK. Plus encore
"avoir fait l'apologie de ces activités illégales ", c'était avoir calomnié la République turque.
En mai 1997, la peine sera ramenée à 10 mois de prison par la Cour de Sûreté d’Istanbul. Son appel sera rejeté le 20 octobre 1997. Aussitôt, Esber Yagmurdereli est arrêté par la police d’Istanbul alors qu'il rentrait chez lui après avoir participé à un débat télévisé.
Une campagne planétaire de protestation et les pressions des gouvernements à la suite de cette arrestation, obtiendront sa libération après 20 jours de pression. Officiellement, pour raison de santé : il souffre d’hypertension et des troubles digestifs incompatibles avec une détention.
Ainsi, on l'avait cru libre. Mais sa libération n'avait été qu'un leurre. Un brevet de bonne conduite que les autorités turques souhaitaient s’autodélivrer à la veille du sommet de Luxembourg qu’elles jugeaient crucial pour sa future accession à l'Europe.
Le sommet de Luxembourg de 1997 n'a pas été dupe. Et le refus de la candidature scellait le destin d'Esber Yagmurdereli car ce que les autorités turques n'avaient pas dit, c’est qu'elle n'avait pas libéré Esber Yagmurdereli.
Il n’était qu’un otage dont elles avaient simplement décidé de suspendre l'exécution de la peine en raison de son état de santé. Ou pour être plus précis, et pour reprendre les propres déclarations écrites des autorités turques au rapporteur spécial des Nations Unies sur la question de l'indépendance des juges et des avocats, "la durée de la suspension était laissée à la discrétion du Procureur Général".
Déjà le festival international de théâtre d’Istanbul attendait dans l’impatience la représentation de sa nouvelle pièce " "Scorpion ", représentée à Ankara en 1997.
Esber Yagmurdereli en avait dirigé les répétitions mais il n'y assistera pas.
Le 1er juin 1998, le jour de l'ouverture du festival, il était à nouveau arrêté. Et cette fois ci, il n’y avait plus d’Europe en ligne de mire...
Et il ne s'agissait plus d'exécuter seulement les 10 mois de prison, mais au surplus le reste de sa condamnation à vie.
Le piège est plus perfide. Comme nul ne songe alors à soutenir qu’avec le temps sa santé s’est améliorée, il lui suffit de donner un certificat médical pour échapper à la prison.
C’est mal connaître Yagmurdereli puisqu’on connaît, déjà, la suite - ce marché inacceptable Esber Yagmurdereli ne l'accepta point.
Il refusa de se soumettre à l'examen médical réglementaire à l'Institut de médecine légale.
Aux journalistes venus assister presque en direct à son arrestation, il lançait :
" La liberté d'expression ne devrait pas être un crime.
Nous devons combattre pour elle ".
Qu'importe pour Esber Yagmurdereli sa liberté personnelle qui ne signifierait que la condamnation au silence de tous les autres, c'est à dire non seulement celui du peuple kurde, mais aussi du peuple turc tout entier. A quoi bon vouloir échapper à titre individuel à la loi quand la loi est mauvaise ?
Il y a deux façons de lutter contre la loi injuste : la combattre par tous moyens. Ou l’appliquer dans toute sa rigueur pour donner à voir combien elle est injuste et démontrer ainsi la nécessité de son abrogation. C’est cette deuxième voie qu’a choisi Esber Yagmurdereli.
Ainsi, vingt ans après sa première incarcération, le 1er juin 1998, Selim est-il retourné en Prison. Et cela pour 16, ....17 ... ou 23 ans, nul n'a pu le déterminer avec précision jusqu'à ce jour :
André MALRAUX rappelait au Chapitre 6 de ses " Antimémoires " que GANDHI et NERHU avaient dit : " La liberté doit être cherchée entre les murs des prisons "
MANDELA aurait pu le dire aussi, lui qui l'a forgée là, pour tout un peuple.
Depuis 28 mois, depuis près de dix-sept ans donc, Yagmurdereli combat dans le secret de la prison de CANKIRI pour la liberté des autres. Là, il écrit encore seul droit à l'expression qui lui est laissé pour que ses concitoyens un jour, demain, puissent retrouver le droit à la parole libre. Lui, l’enfermé, est le plus libre des hommes libres de Turquie.
Car, nous le savons depuis notre Révolution, la liberté de parler et de communiquer ses idées est sans doute l’un des biens les plus chers à l’avocat mais plus élémentairement, plus fondamentalement "un des droits les plus précieux de l'homme". Aucun autre droit n’a été ainsi qualifié dans notre Déclaration de quatre-vingt neuf.
Et la substance même de cette liberté qu'est-ce ? Comme la Cour de Strasbourg l’a maintes fois rappelé c’est le droit pour chacun de communiquer librement "non seulement les informations ou idées accueillies avec faveur, considérées comme inoffensives ou indifférentes, mais aussi – comme l’on a envie d'ajouter surtout – "celles qui heurtent, choquent ou inquiètent. "
" Peut-on européaniser la Turquie ? " se demandait dans un article il y a peu, M. Kendal Nezan, directeur de l’Institut kurde de Paris, qui est dans cette salle, et que je veux saluer en cet instant.
En 1999, l'Union Européenne a cru pouvoir parvenir à la conclusion qu'il y avait de sérieuses améliorations en matière des droits de l'homme et de protection des minorités.
La situation s'améliore t-elle en Turquie après le sommet d'Helsinki ?
Certes – dira-t-on - la Turquie a signé ( enfin !), le 16 août dernier, les deux pactes des Nations Unies qui promettent (notamment) la liberté de pensée, de conscience et de religion, condamnant la torture et garantissant aux minorités la liberté d'expression culturelle et linguistique, mais elle ne les a pas encore ratifiées.
Plus encore, un communiqué du Ministère des affaires étrangères d'Ankara a précisé que ces conventions ne seraient soumises au Parlement pour ratification qu'après qu'une étude approfondie a été menée sur les deux textes en vu d'établir les réserves sur certains articles.
Qu’en est-il des droits de l’homme au quotidien ? L ‘ IHD, Association pour les droits de l'homme en Turquie, tient de moins en moins un tragique livre comptable. Elle en livre les résultats dans ses panoramas semestriels ou mensuels. Cruelles statistiques, en vérité !
Pour les six premiers mois de cette année, on n’aurait recensé que 263 cas de torture contre 334 durant la même période de l'année précédente, encore, selon la même source doit-on noter une recrudescence en août dernier (98 personnes torturées contre 57 en juillet).
Pour ce mois d'août, il n'y a eu que trois enfants torturés contre 11 en juillet.
Les détentions ont diminué, dit-on ? Elles seraient passé de 35 242 à 15 980 en ce premier semestre 2000. Mais, il y en avait 125 au premier semestre 99, il y en a plus que... 122 au premier semestre 2000.
L'amélioration spectaculaire annoncée est la même pour celle qui concerne les publications interdites ou confisquées : elles sont passées de 171 à 169 tandis que les exécutions extrajudiciaires ou les morts par torture ou en détention ont été ramenés de 109 à 102.
Et le Ministère de la Justice envisage encore d'établir 103 Cours nouvelles de sûreté de l'Etat (les fameuses DGM).
Singulière amélioration, en vérité ! Le Président Raffaelli avait raison de le dire, est-ce donc ainsi que l’on peut accéder à une Union européenne, plus que jamais consubstantielle aux droits de l’homme ?
Pour un peu nous en oublierions Selim dans sa cellule. Selim enfermé avec le poète, qui le réconforte. Lorsqu’il est jeté sur le lit de sa cellule après l’interrogatoire, c’est son compagnon le poète qui s’assied au pied de sa paillasse, et qui lui récite ce chant des hommes venu d’un autre monde. Ecoutons ce que dit la voix du poète à l’âme suppliciée, cette mélopée pour la fin des temps, et n’en retenons pour un instant que les derniers mots, les mots d’Esber le poète :
Mes promenades sur terre furent insuffisantes
Et nos chansons ne furent qu’un adieu
Tes yeux étaient des lilas qui se refermaient pour demain,
Attendant le mal... ayant peur du mal... ma cellule représentait le mal
Et lorsque la lune sombrait dans l'obscurité, je vis ton
Sourire dans sa beauté éternelle
Il y eut un arc-en-ciel irisé sur ton front
Ta salutation fut une déclaration.
Nous arrivâmes fiers,
Tes yeux défendant le rayon que ton cœur avait gagné
Alors ce moment devint un éclair du temps
Et la porte s’ouvrit,
Les silencieux se levèrent soudainement,
Et des oiseaux s'envolèrent vers le soleil... "....
Oui la porte s’ouvrira, un jour.... Bientôt...
Comme celui de Selim, et parce qu’il est celui de Selim, le sourire d’Esber dans sa beauté éternelle s’envolera vers le soleil, lui qui nous a montré la lumière... Et le poète sera à jamais avec lui et en lui, dont le sacrifice nous montre ce que nous ne voulons pas voir. Et il vivra avec lui cette future apothéose, où soyons en sur le peuple turc tout entier lui dira enfin sa gratitude, comme nous le faisons ce soir, en cet instant, où nous allons lui remettre ce prix que nous sommes à jamais fiers de lui avoir décerné.
Bertrand FAVREAU
29 septembre 2000
Discours de remerciement de M. Esber Yagmurdereli,
Prononcé par son fils Ugur Yagmurdereli,
Messieurs les Présidents, Mesdames, Messieurs, Chers confrères et chers amis,
Permettez-moi tout d'abord de remercier 'Pen International- Writers in Prison' qui avait proposé ma candidature pour ce prestigieux prix. Je remercie également au Barreau de Bordeaux et à l'Union des Avocats Européens. Quand il s'agit de Dreyfus et de Nelson Mandela, quand il s'agit de la France, connue chez nous comme étant le pays des Lumières et de la liberté d'expression, ce prix international a un autre sens. Donc après l'Afrique du Sud, du Pérou de la Bosnie-Herzégovine, du Tunis, de l'Algérie et de la Chine, la Turquie est désormais dans la liste du prix Ludovic Trarieux.Ainsi la carte mondiale des droits de l'homme est bien dessinée. |
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Nous savons tous que la réflexion est un acte spécifique a l'homme, nous savons également que la liberté d'expression est un droit fondamental. Alors l'artiste, l'écrivain et l'intellectuel ont une responsabilité consciente et morale car la réflexion critique et sa pratique les oblige. Nous avons appris cela depuis l’ère des lumières. A l’époque chez vous et aujourd'hui encore chez moi, l'espace de la liberté de réflexion et d'expression sont sous la menace et la répression des préjugés, des dogmes, des falsifications et surtout de la violence des dominants. Mais ce qui est encore plus tragique de nos jours, du point de vue de notre civilisation commune et le futur proche de l'humanité, c'est que l'esprit critique et sa pratique ne peuvent plus former la conscience universelle et ne peuvent plus intervenir comme auparavant dans la vie sociale. La mondialisation qui est devenue une tendance de plus en plus forte essaie de nous faire croire que la réflexion, les pensées et ses pratiques et la responsabilité des artistes, des écrivains et des intellectuels ne sont plus utiles a l'humanité. Les besoins intellectuels de l'ensemble de l'humanité seraient, selon les partisans de la mondialisation, fournis par les grands Etats, sociétés et médias globaux. Désormais la seule liberté de l'homme est la liberté du consommateur qui est lui-même devenu une partie du marché. La grande majorité de la grande humanité devient de plus en plus pauvre aux niveaux économiques et intellectuels car elle est de plus en plus aliénée. Pour comprendre cette réalité, ironie du sort, la seule chose que nous avons besoin est encore la liberté car sans être libre on ne peut pas concevoir la réalité.
Chers amis, Nous n'avons pas vécu chez moi l’époque de Lumières et la culture démocratique nous manque et moi dans ces conditions je suis en prison maintenant depuis 17 ans. Plusieurs d'entre nous ont été tués, assassinés chez nous car certains croient encore que la violence est la solution unique et ultime. C'est vraiment tragique mais ce n'est qu'un anachronisme historique. Encore pire et encore tragique, c'est qu'aujourd'hui les artistes, écrivains et intellectuels qui sont le symbole de la réflexion critique et qui ont une responsabilité morale dans la formation de la conscience collective, et leurs œuvres ne sont pas du tout reconnus à cause de l'idéologie dominante du marché. Si cet état de cause sera dominant et permanent, cela veut dire que le début de la fin de notre civilisation et d@ l'ensemble de ses valeurs aurait commence. Alors que faire? Jeanne d'Arc, Giordiano Bruno et autres symboles de la liberté, de l’indépendance et de la conscience sociale ont été brûlés par la violence dominante. Nos œuvres sont interdits, nous ne pouvons pas nous exprimer librement et même notre existence est niee.11 nous reste une seule solution : s'immoler ! Malgré cela, je crois quand même que pour la race humaine, grâce à la démocratie, grâce aux libertés, nous lutterons pour replacer l'homme au centre de notre civilisation. Je suis sur que cela est possible, j'y crois profondément. Et j'envoie toutes mes salutations et respects à l'ensemble des hommes et des femmes qui luttent pour cet idéal.
ESBER YAGMURDERELI
Prison de Cankiri, le 27 septembre 2000
Cliquer sur le drapeau pour le discours d'Esber Yagmurdereli en turc :
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