2025

 

PARIS

Sénat

Palais du Luxembourg

13 novembre 2025

 

Le 13 novembre 2025, à Paris, au Sénat de la République française, le Prix international #Ludovic #Trarieux a été décerné à l'avocat russe #Dmitry #Talantov. Créé en 1984 et décerné pour la première fois à Nelson Mandela en 1985, ce prix est remis chaque année par un jury d'avocats européens à un avocat qui s'est distingué dans la défense des droits de l'homme.

 

Dmitry Talantov a été arrêté en juin 2022 pour avoir dénoncé sur les réseaux sociaux les atrocités commises par les troupes russes en #Ukraine, en vertu de la nouvelle loi qui punit tout discours public non conforme à la version officielle de la guerre. En septembre 2022, il a fait l'objet d'une nouvelle accusation pour incitation à la haine contre les autorités russes en utilisant sa position officielle. En novembre 2024, il a été condamné à sept ans de prison pour « diffusion d'informations sciemment fausses » sur l'armée russe.

 

Le prix a été remis à l'épouse de Dmitry Talantov, Olga Talantova, venue d’Oudmourtie pour représenter son mari à la cérémonie.

 

Le président de l'Institut des droits de l'homme du barreau de Bruxelles, Yves Oschinsky et le président de l'Institut des droits de l'Homme des Avocats européens (IDHAE), Anton Giulio Lana et le président du jury du prix Trarieux, Bertrand Favreau, le ont adressé l’hommage du Jury et des membres dotateurs du Prix à Dmitry Talantov.

 

A l’occasion de cette cérémonie Madame Dominique ATTIAS a prononcé une adresse au barreau d’Istanbul qui a reçu la Mention spéciale du Jury « BARREAU DE L’ANNEE – BAR OF THE YEAR » pour 2025.

 

 

Une image contenant texte, lettre, écriture manuscrite, menu

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

 

Prix International des droits de l'homme Ludovic-Trarieux 2025

Premio Internacional de Derechos Humanos Ludovic Trarieux 2025

Internationalen Ludovic-Trarieux-Menschenrechtspreis 2025

Pr mio Internacional de Direitos Humanos Ludovic Trarieux 2025

Premio Internazionale per i Diritti Umani Ludovic Trarieux 2025

Ludovic Trarieux Internationale Mensenrechtenprijs 2025

 

"L’Hommage des Avocats à un Avocat"

 

Dmitry TALANTOV

RUSSIE

 

Le Trentième Prix international des droits de l'Homme Ludovic-Trarieux 2025 a été décerné le vendredi 21 mars 2025, au siège de la Rechtsanwaltskammer de Berlin, au premier tour de scrutin, à l'avocat russe Dmitri Talantov, ancien bâtonnier de l'Ordre des avocats de la république d'Oudmourtie.

Le jury* était composé de 25 avocats Européens provenant des barreaux de Bordeaux, Bruxelles, Paris, Berlin, Amsterdam, Luxembourg, Genève, ainsi que l'Union Internationale des Avocats (UIA), de l'Unione forense per la tutela dei diritti dell' uomo (Rome), de la Fédération des Barreaux d’Europe (FBE), et de l'Institut des Droits de l'Homme des Avocats Européens (IDHAE).

 

 

 

Une image contenant texte, pièce, logo, devise

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

 

 

 1985-2025

 

Chaque année l’hommage rendu à un avocat du monde.

En 1984, le Bâtonnier Bertrand Favreau décidait de décerner un prix à « un avocat sans distinction de nationalité ou de barreau, qui aura illustré par son œuvre, son activité ou ses souffrances, la défense du respect des droits de l'Homme, des droits de la défense, la suprématie du droit, la lutte contre les racismes et l'intolérance sous toutes leurs formes », sous la dénomination de « Prix International des Droits de l'Homme - Ludovic Trarieux ».

 

Il est la plus ancienne et la plus prestigieuse des récompenses réservées à un avocat puisque son origine remonte au message de Ludovic Trarieux, fondateur, en 1898, au moment de l'Affaire Dreyfus, de la « Ligue des Droits de l’homme et du Citoyen » : « Ce n'était pas seulement d'ailleurs la cause isolée d'un homme qui était à défendre, c'était, derrière cette cause, le droit, la justice, l'humanité «.

Un an après sa création, le Premier Prix a été attribué le 27 mars 1985 à Nelson Mandela alors emprisonné depuis 23 ans en Afrique du Sud. Il a été remis officiellement à sa fille, le 27 avril 1985. C’était alors le premier prix qui lui était décerné en France et le premier dans le monde par des confrères avocats. Le 11 février 1990, Nelson Mandela était libéré. A partir de cette date, le prix a été de nouveau attribué.

Depuis 2003, le prix est devenu l’Hommage désormais annuel des avocats à un avocat du monde. Il est décerné conjointement par les Instituts des Droits de l’homme des Barreaux de Bordeaux, de Bruxelles et de Paris, l'Unione Forense per la Tutela dei Diritti Umani (Rome), la Rechtsanwaltskammer de Berlin, les barreaux d’Amsterdam et de Luxembourg, l’Ordre des Avocats de Genève, ainsi que l'Union Internationale des Avocats (UIA), la Fédération des Barreaux d’Europe (FBE) et l’Institut des Droits de l’homme des Avocats Européens (IDHAE).


 


 Remise

du XXXe Prix international des droits de l'homme Ludovic-Trarieux 2025

 

 Discours du Bâtonnier Yves Oschinsky

 Président de l'Institut des Droits de l'Homme du barreau de Bruxelles

 

Conscience, courage, combat.

 

Une image contenant Visage humain, habits, personne, homme

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.Conscience, courage, combat. Ce sont là des qualités d'avocat que vous incarnez magnifiquement, cher Dmitry Talantov, mon très cher Confrère.

Il fallait en effet votre conscience, votre courage et votre combat pour exprimer votre opinion, dans plusieurs post sur Facebook, en 2022.

Vous postez une photo d'un homme debout sur la Place Rouge avec une pancarte « Ukraine - paix. Russie - la raison, l'horreur, la honte, le repentir. Poutine - l'enfer.

 

Vous écrivez, en guise de légende : « Et comment cela peut-il être différent après les photos et les vidéos de Kharkiv Marioupol, lrpen, Boutcha ? Ce n'est plus du fascisme, ce sont des pratiques nazies extrêmes ! Si, après cela, la majorité de mes compatriotes soutiennent l'assassin Pou et sa bande, je refuse personnellement de les reconnaitre comme des êtres humains. Les gens ont la qualité de la compassion. Et ces gens ne sont que des ordures stupides et diaboliques ».

 

Il n'y a là rien d'autre que l'expression d'une opinion. Il ne s'agit de rien d'autre que la liberté d'expression. Nous-mêmes, citoyens de démocraties soutenant l'Ukraine, nous partageons votre indignation. Nous pouvons, chez nous, le dire et l'écrire. Mais vous, dans cette Fédération de Russie piétinant les droits fondamentaux, vous êtes arrêté le 28 juin 2022, chez vous, à Ijevsk, en République d'Oudmourtie, dont vous êtes le Bâtonnier.

 

Vous dérangiez déjà, parce qu'il est des pays où les Bâtonniers qui ne soutiennent pas le pouvoir sont des gêneurs, surtout si, comme vous, vous étiez l'avocat du journaliste Ivan Safranov, dont les précédents avocats avaient été harcelés et suspendus de leur statut d'avocat parce qu'ils militaient en faveur des droits humains. Votre client, privé de votre défense à la suite de votre arrestation, a été condamné le 5 septembre 2022 à 22 ans de prison pour haute trahison, dans un procès tenu à huis-clos et sans preuves contre lui.

 

Vous êtes placé en cellule d'isolement, dont vous donnerez la description lors de votre procès : « Cela fait maintenant deux ans et demi que je suis en prison. Je suis en cellule d'isolement depuis deux ans, dans une cellule médiévale pitoyable, où les seules commodités de la civilisation sont des toilettes et un lavabo avec de l'eau qui coule sans arrêt ».

Vous avez des problèmes de santé mais l'assistance médicale que vous réclamez vous est refusée.

 

Vous êtes le premier condamné en vertu de l'article 207.3, introduit en 2022 dans la loi pénale, sanctionnant la diffusion publique d'informations sciemment fausses sur l'utilisation des forces armées de la Fédération de Russie.

 

Lors de l'audience, vous aviez pourtant déclaré :

« Comment pourrais-je faire sciemment des déclarations fausses et discréditantes qui ne correspondent pas aux informations du ministère de la Défense, si les positions du ministère de la Défense n’ont pas encore été publiées ? ».

 

L’article 207.3 du Code pénal russe prévoit des peines très lourdes, en punissant une infraction non violente à une peine comparable à celle d’infractions telles que le meurtre. Cet article est critiqué au regard de la Constitution russe et des obligations internationales de la Fédération de Russie, ainsi que des principes fondamentaux du droit.

 

Le procureur a requis une peine de 12 ans de prison et lors de votre dernier mot, vous avez dit :

« Quant à la peine de 12 ans de prison, il serait plus simple de parler de ‘réclusion à perpétuité’ ou de ‘peine de mort’. C’est selon le goût de chacun.

Je n’essaie pas de vous effrayer, je pense parfois qu’aujourd’hui cela ne fait pas si peur de mourir, ce qui fait vraiment peur, c’est de vivre. Mais il faut vivre, j’en suis sûr, il faut absolument vivre ».

 

Et vous vous exprimez sur ce qui vous est reproché :

« Que puis-je dire à ce sujet ? En fin de compte, c’est aussi une question de choix moral. On me dit que j’ai écrit ces quelques mots (mes messages sur les réseaux sociaux) par haine. Quel grand sentiment de haine cela doit être pour pousser un homme non pas à tuer, mais à aller en prison par compassion pour le mourant ? Bien sûr, je ne pouvais pas ignorer que tout cela pourrait se terminer pour moi comme cela s’est terminé ».

 

Et le 28 novembre 2024, vous êtes condamné à 7 années de colonie pénitentiaire à régime général, ainsi qu'à une interdiction pendant 4 ans de gérer des sites ou chaînes Internet. Et puis, à travers ce qui a dû consister en un simulacre de procédure, la cour d'appel, par un arrêt du 31 octobre 2025, a réduit votre peine de 2 mois.

 

Nous pensons à vous et il se dit que vous affrontez vos conditions de détention avec force et courage. Et là encore, vous forcez notre admiration.

 

La Rapporteuse spéciale des Nations-Unies sur la situation des droits de l'homme dans la Fédération de Russie avait réclamé votre acquittement et elle vous cite, dans son récent rapport du 15 septembre 2025, comme un exemple de l'intensification de la persécution des avocats en Russie.

 

Vous êtes victime de la négation de l'Etat de droit et votre situation doit être dénoncée avec force par la communauté internationale en vue d'obtenir votre libération.

 

C'est tout le sens de votre Prix Ludovic Trarieux.

Yves Oschinsky

Discours prononcé par Monsieur le Président Anton Giulio LANA,

Président de l’UFTDU et de l’IDHAE

 

« La liberté est comme l’air : on ne réalise sa valeur

que lorsqu’elle commence à manquer. »

 

Une image contenant texte, habits, personne, Visage humain

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.Ces mots sont ceux de Piero Calamandrei, l’un des plus éminents juristes italiens du siècle dernier, professeur à l’université de Florence et maître de mon père, Mario Lana.

C’est pour moi un honneur et, en même temps, une profonde responsabilité d’être ici aujourd’hui, au nom de l’Union des avocats pour la défense des droits de l’homme et de l’Institut des droits de l’homme des avocats européens, pour rendre hommage à l’avocat Dmitry Talantov, lauréat de l’édition 2025 du Prix Ludovic Trarieux.

 

Ce prix est un hommage que la communauté juridique internationale réserve à ceux qui, à tout moment et en tout lieu, ont choisi de défendre la dignité humaine, même au prix de leur liberté.

Aujourd’hui, nous rendons hommage à un avocat qui a décidé de ne pas se taire face à l’injustice. Talantov a exercé le droit comme un instrument de liberté dans un contexte où la liberté est devenue un risque personnel. Talantov a longtemps été président de la Chambre des avocats de la République d’Oudmourtie (en Russie) et une figure importante de la profession juridique régionale. Il a toujours été très critique à l’égard des persécutions menées par le gouvernement russe contre les avocats et a également contesté ses collègues qui sont restés neutres face à ces comportements intimidants.

 

Talantov s’est fait connaître du grand public lorsqu’il a rejoint l’équipe de défense d’Ivan Safronov, ancien journaliste qui a travaillé pour des quotidiens russes et s’est occupé de questions militaires et spatiales. Safronov a été condamné en septembre 2022 à 22 ans de prison pour haute trahison, dans un procès que de nombreux observateurs internationaux considèrent comme motivé par son travail journalistique et ses publications concernant le secteur militaire russe.

Talantov, quant à lui, s’est opposé à l’invasion de l’Ukraine, exprimant son opinion dans plusieurs publications sur les réseaux sociaux. Il a ainsi été arrêté le 28 juin 2022 pour les chefs d’accusation suivants : diffusion de « fausses informations sur l’action des forces armées russes à l’étranger » (art. 207.3 du Code pénal russe) et « incitation à la haine » (art. 282). En particulier, Talantov, en contestant l’invasion de l’Ukraine, a dénoncé les atrocités commises par les russes dans des endroits tels que Boutcha, Irpin et Marioupol.

 

Le procès a présenté des caractéristiques que divers observateurs internationaux ont qualifiées de peu transparentes : détention provisoire prolongée, exclusion déclarée du public dans certaines parties du procès et exercice de la profession d'avocat de l’accusé comme justification de l’emprisonnement.

Le 28 novembre 2024, un tribunal russe a condamné Talantov à 7 ans de prison dans une colonie pénitentiaire générale et à une interdiction d’exercer la profession d’avocat pendant 4 ans.

C’est pourquoi son histoire ne concerne pas seulement la Russie, mais nous tous.

Elle concerne le sens même de la fonction d’avocat : être, partout, le premier rempart entre le pouvoir et la personne, entre l’arbitraire et le droit.

À une époque où la profession d'avocat est appelée non seulement à interpréter les lois, mais aussi à en préserver l’âme, Talantov nous rappelle que le droit n’est jamais neutre face à la violation des droits humains.

Il a incarné cette conscience universelle qui lie tous les avocats du monde à un même serment : défendre la dignité, sans condition.

Aujourd’hui, alors que Dmitry Talantov ne peut être parmi nous, son nom résonne comme le symbole d’une résistance civile et morale qui transcende les frontières.

Sa voix, réduite au silence dans les salles d’audience russes, trouve un écho dans cette salle, entre les murs qui gardent la mémoire des libertés européennes.

Nous ne pouvons ignorer ce qui se passe aujourd’hui en Russie, où de nombreux avocats, journalistes et défenseurs des droits de l’homme sont victimes de pressions, d’intimidations et de procès injustes.

Comme Talantov, ils paient le prix fort pour avoir cru en la force de la parole, de la loi et de la vérité.

Mais c’est précisément pour cette raison que la communauté internationale du droit doit être plus unie et plus vigilante que jamais.

Chaque avocat emprisonné pour avoir exercé sa profession est un coup porté à l’État de droit universel.

Chaque fois qu’un défenseur des droits de l’homme est réduit au silence, le silence nous enveloppe tous.

Le prix Ludovic Trarieux n’est pas seulement une médaille, ni un acte de mémoire : c’est un acte de témoignage. Chaque année, avec cette distinction, la communauté juridique réaffirme un principe simple mais vital : que la justice n’est pas seulement une institution, mais une vocation morale ; que l’avocat n’est pas seulement un technicien du droit, mais un gardien de la liberté.

En Talantov, nous retrouvons la force de ceux qui, tout en sachant qu’ils risquent tout, n’ont pas renoncé à défendre les autres.

Son exemple nous invite à ne pas détourner le regard, à ne pas nous habituer à la peur, à ne jamais accepter que le droit devienne complice du pouvoir.

Permettez-moi enfin d’adresser une pensée de gratitude et d’affection à l’épouse de Dmitry Talantov, ici présente, qui, par sa présence, témoigne de la continuité d’un espoir qu’aucune prison ne peut éteindre.

À travers elle, nous transmettons à Dmitry notre respect, notre solidarité et la certitude qu’il n’est pas seul.

Son combat est le nôtre ; sa force est la nôtre.

Aujourd’hui, au nom de Ludovic Trarieux, nous rappelons que la liberté ne se défend pas une fois pour toutes, mais chaque jour, dans chaque tribunal, dans chaque mot prononcé pour la justice.

Et que la profession d’avocat, lorsqu’elle reste fidèle à ses principes, est une forme très élevée de courage civique.

Que ce prix soit, pour Dmitry Talantov, non seulement une reconnaissance, mais aussi un message au monde entier : la justice peut être emprisonnée, mais elle ne peut être vaincue.

Anton Giulio Lana

 

Discours de Monsieur le

Bâtonnier Bertrand FAVREAU

 au nom du Jury

 

 

Une image contenant personne, Visage humain, sourire, homme

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.Célébrer un anniversaire, n’est-ce pas toujours convoquer des souvenirs? Pour les uns, ils revêtent la force des signes ou du symbole. Pour d’autres, ils ne sont jamais que des hasards ou des coincidences. Pour le poète, ils ne sont que des rendez vous. Chacun choisira après tout son parti.

Pourtant, à l’instant de remettre ce 30° prix, pourrions-nous nous empêcher de refaire un voyage encore initiatique bien que rétrospectif et tout aussi émouvant qu’attristant, celui qui nous aura conduit au terme de 40 années dans un paysage toujours recommencé de destins dévastés au gré des souffrances des autres. Nous étions partis comme par évidence de l’Afrique du Sud et nous sommes allés jusqu’en Chine par deux fois. Venus du Zimbabwe nous avons du, par deux fois encore nous rendre en Birmanie.

Et même lorsque nous avons dû nous porter aussiv suivant les lieux où les époques, vers des contrées jugées luxuriantes mais mais peu bienveillantes pour les vrais avocats, que ce soit au Pérou, au Mexique, au Brésil, en Colombie ou à Cuba, nous avons été confrontés à la même désolante constatation. Nous avons partagé aussi les servitudes et les injustices qui frappent les avocats au Kazakhstan et en Biélorussie comme en Syrie, en Libye, en Égypte ou en Afghanistan, mais aussi en Arabie Saoudite et aux Émirats arabes unis. Et c’est ce même périple forcé au gré de tant de droits méprisés, ignorés, martyrisés qui nous ramène aujourd’hui en Russie, 15 ans après Madame Karinna Moskalenko, venue spécialement aujourd’hui parmi nous et que je me plais à saluer en votre nom avec autant de gravité que de respect en cet instant.

Mais, sommes-nous en Russie à dire vrai ? La Russie que nous connaissons et que nous aimons ? Ce soir, nous devons nous rendre loin, plus loin encore, plus loin vers l’orient, à 1000 km à l’est de Moscou, en Oudmourtie, aux confins de l’Oural, terre des lisières par essence et par excellence. Pour nous, vu de notre Occident élémentaire mais en apparence seulement, l’Oural, c’est le limes, c’est la fin de l‘Europe, déjà un autre continent. En vérité, la plupart d’entre nous n’en connaissaient rien avant ce soir, sinon le souvenir si présent des écrits de Boris Pasternak. Pas le Boris Pasternak de Jivago, bien sûr, pas le Pasternak du prix Nobel de 1958, car tout cela c’était 30 ans plus tard… Mais du jeune Boris Pasternak, celui de 1917, celui qui a su nous léguer au gré de tétramètres en rimes dactyliques, sa première émotion, aussi étrange que brutale, lors de sa découverte des terres de l’Oural, appelée « l’Oural pour la première fois »[1].

 

Malheureusement, analphabètes des langues slaves que nous sommes, nous ne pouvons le lire qu’en français, pour espérer y retrouver l’ombre fugitive des « grands massifs de bronze », les « fantômes des épicéas, « l’eau fuligineuse », « le voile brodé d’or et de pierres, de la neige et du gel »… Pasternak lui aussi, allait connaître la persécution, la prison, puis l’exil. Mais tout cela est dira-t-on, affaire de poètes.

La capitale de l'Oudmourtie c’est Ijevsk. Elle non plus, le monde ne la connaît pas sinon pour ses usines d'armes à feu et de fusils de chasse. Mais elle est aussi célèbre pour un de ses enfants dont le nom est devenu si fameux, que c’est aujourd’hui un nom commun que tout le monde prononce avec crainte ou effroi. Car, le plus célèbre citoyen d'Ijevsk parce qu’il y est mort en 2013, s’appelle Mikhaïl Kalachnikov. Pourtant Ijevsk, pour nous, est et restera davantage la cité de Dmitry et d’Olga Talantov. Car, c’est là que tous deux ont exercé leur belle profession d’avocat.

 

Un temps très court, Dmitry Talantov s’était essayé, il est vrai, au métier de juge, mais il avait alors compris que l’on ne peut se livrer à la pratique du droit que dans un exercice libre. Le droit a besoin de liberté. Sa réputation de juriste et son esprit d’indépendance avaient bien vite franchi les frontières de l’Oudmourtie. Il y était devenu le bâtonnier des avocats. C’est sans doute pour cela qu’en 2021, il a été désigné, dans une phase devenue cruciale du procès, comme avocat par le journaliste du quotidien indépendant Kommersant, Ivan Ivanovitch Safronov, accusé depuis 2020 de « trahison d’État ». Il semblait lui être reproché d’avoir prétendument transmis des d'informations prétendument secrètes –bien qu’en accès public pour qui voulait s’en inquiéter–aux services de renseignement tchèques. Dmitry Talantov est ainsi devenu le défenseur du dernier espoir et assurément, il lui fallait un grand courage pour accepter la cause qui allait faire basculer sa vie.

 

Dernier espoir assurément. Car à la vérité depuis son arrestation, Safronov avait vu toutes les malchances– à moins que ce ne soit les attentions toutes particulières du FSB–s’abattre successivement sur lui et sur ses précédents avocats. Jamais ses premiers conseils n’avaient eu un jour le droit d’accéder aux pièces du dossier. Plus encore, la matérialité des charges comme les chefs d’accusation devaient demeurer secrets et la première condition pour être admis comme avocat par le Service fédéral de sécurité était de prêter un engagement solennel non de confidentialité mais en réalité de procédure secrète et l’on traquait, poursuivait et persécutait ceux qui avaient accepté de le défendre.

 

Un mois seulement après l’arrestation de Safronov, en août 2020, le ministère de la Justice avait transmis au barreau de Saint-Pétersbourg, une demande–il y en aura d’autres–de radiation de l’un de ses avocats précédents, Ivan Petrovich Pavlov–qu’il ne faut confondre en aucun cas, fut-ce par réflexe, avec un autre Ivan Pavlov, qui lui était médecin. Ce Pavlov-là dirigeait un collectif de défense bien connu en Russie, "Komanda 29" - ou Team 29 - partenariat libre d'avocats, de journalistes et de militants qui assurait aussi la défense des fondations d’Alexeï Navalny, poursuivies pour « extrémisme ». Ivan Pavlov avait refusé de signer une déclaration dite pudiquement de non-divulgation. En un mot, il a refusé d’être condamné au silence et de servir d’alibi ou d’otage dans une poursuite secrète.

 

Dès lors, Ivan Pavlov ne pouvait qu’être à chaque instant arrêté et de fait il le fut en avril 2021, à Moscou où il avait été obligé de se rendre pour tenter de défendre son client. Face à la chape de silence qui lui était opposée, il avait estimé dans l’intérêt de son client, devoir au moins rendre public la litanie des accusations arbitraires articulées contre le prisonnier d’État. D’abord relâché, puis poursuivi, traqué sans relâche et sous menace de radiation, Ivan Pavlov n’avait eu d’autre issue à l’automne 2021 que de fuir la Russie pour se réfugier en Géorgie. L’autre avocat de Safronov, Yevgeny Smirnov, a dû quelques semaines plus tard lui aussi quitter précipitamment la Russie pour la Géorgie après l’ouverture d’une enquête « disciplinaire » à son encontre. Il s’agissait à vrai dire d’une enquête professionnelle de nature spéciale pour un avocat : elle était menée par le Service fédéral de sécurité dans le but de nourrir le dossier disciplinaire du barreau.

Pavlov et Smirnov n’avait en fait tenu que quelques mois. Ils y avaient perdu leur carrière et leur patrie.

 

Assurément, dès ses premiers pas dans le dossier, Dmitry Talantov n’ignorait aucunement ce qui l’attendait. Dès que les menaces ont commencé, il savait qu’il allait, comme ses prédécesseurs, entrer dans un dédale ininterrompu d’embûches, de souffrances et d’avanies, d’autant que le sort réservé à ses deux confrères lui annonçait déjà le pire.

 

Contre les avocats, la traque suit des méandres plus subtils. Elle est permanente, lancinante, obsédante comme si des mesures trop directes, trop brutales pouvaient être trop douces. Surveillé, traqué, l’avocat comme le journaliste et le militant sont exposés chaque jour davantage à se voir placer sur la liste des « agents de l’étranger ». Certes, au départ la mesure instaurée dans son régime actuel en 2012, n’avait frappé que collectivement les organisations de défenses des droits de l’homme. Le plus souvent, il s’agissait de les étouffer, de les empêcher d’agir et de les dénoncer mais aussi à l’évidence de les éradiquer lentement mais inéluctablement. Mais à partir de 2020, c’est une arme de destruction individuelle qui a été pointée directement sur la tempe des avocats. Être inscrit, fiché sur la liste des « agents de l’étranger », c’est subir quotidiennement toute la gamme des mesures d’empêchement et de discrimination de la loi. C’est être marqué, désigné, dénigré, subir une flétrissure, comme on prétendait, en France, les infliger aux esclaves au XVIIIe siècle.

 

« Agent de l’étranger », c’est la déchéance suprême, le fer rouge, la stigmatisation et un arrêt de mort professionnel. L’avocat inscrit sur la liste doit désormais dans tous ses actes professionnels faire suivre son nom et son titre, d’une ligne supplémentaire : « agent de l’étranger ». Chacun comprend dès lors que cet avocat n’en a pas pour bien longtemps à conserver la confiance de ses clients et la considération de ses juges. Le plus grand juriste n’y résiste pas. D’autant que frappé par la mesure d’opprobre, l’avocat finit aussi le plus souvent par être condamné puis finalement radié par ses pairs, même si parfois on a pu constater quelques velléités d’indépendance qui ne sont sauf exceptions, qu’une résistance de façade. Pendant l’exil, la persécution continue. Ivan Pavlov a été déclaré agent de l’étranger et radié du barreau bien après son départ pour la Géorgie.

Le nouvel avocat de Safronov a accepté de subir la menace. Parce qu’il était avocat. Non seulement, il est resté, mais il a continué à défendre. Pourtant, il n’eut pas le temps de connaître le sort de ses prédécesseurs. Il a connu pire et plus vite : la prison.

 

Le destin des hommes est inséparable de l’histoire dans laquelle se projettent inexorablement des événements qui leur échappent. Et un jour pour Talantov, le devoir moral de tout être humain est venu l’emporter sur les obligations légales de l’avocat. À moins qu’en réalité, ils ne fassent toujours qu’un.

On ne le sait que trop. Au matin du 24 février 2022, survient l'invasion de l'Ukraine par les forces armées russes. C’est le début de « l’opération militaire spéciale ». Spéciale –le mot loin d’édulcorer fait frémir–d’autant que, spéciale elle se révèle l’être en effet. Un jour, Dmitry Talantov se trouve face à la révélation brutale suscitée par photos, reportages et témoignages démontrant à l’envi le cortège des exactions des soldats de l’armée russe à Butcha, à Marioupol,à Kharkiv ou Irpen, il comprend que cette armée issue de la glorieuse armée patriotique de 1812 et de la Grande armée patriotique de 1944, est en train de se livrer indubitablement à des crimes, a minima de guerre et peut être pires encore, sous couvert d’une « opération spéciale » et qu’elle perpètre certains actes que ceux commis dans certaines circonstances dont la seconde guerre mondiale nous a transmis tant d’exemples aussi insoutenables qu’inexcusable.

Et, alors que la lente instruction de l’affaire Sofronov se poursuit et que l’étau s’est déjà resserré contre Dmitry Talantov, le voici qui se trouve confronté à un terrible cas de conscience. Pour lui, il ne s’agit plus de censure ou d’interdit, de liberté de dire ou de ne pas dire, il s’agit d’une révolte qui sourd du plus profond de lui-même et qui transforme et transporte son être.

 

Mais, il se trouvait face à une interdiction de la loi alors que tout en lui l’exhortait à parler, ou même à crier. Éternel dilemme de l’avocat comme de l’être humain. Il voulait parler mais il y avait une loi. La nouvelle loi terrible de l’alinéa deux de l’article 270.3 du code pénal, la loi adoptée quelques mois plus tôt à peine, une semaine après le début de la guerre totale en Ukraine, qui interdisait précisément d’EN parler. Par avance, réprimait toute publication d'informations fausses sur l'utilisation des forces armées russes à l'étranger et les exécutions par les organes gouvernementaux russes, commis pour des motifs d'inimitié ou de haine. Or, est réputée “fausse” et diffusée « pour des motifs d'inimitié ou de haine », précisément toute information non validée par le Kremlin.

 

Mais Talantov était prêt à s’exposer à affronter la loi. Mais sans doute serait trop simple, trop élémentaire de réduire son choix à une revendication de liberté d’expression. Le tourment assumé de Talantov était d’une quintessence autrement plus essentielle. Au cœur de ce conflit ontologique pour un juriste, pourtant serviteur respectueux de la loi par définition, entre sa volonté de liberté et les lois promulguées. Talantov se retrouvait finalement seul comme dans ce dialogue herméneutique que tout le monde connaît entre le prêtre et le célèbre K. dans le non moins fameux chapitre « à la cathédrale », du procès de Kafka. Vor dem Gezetzt. Or, devant la loi, il faut choisir et donc ne pas attendre. Choisir avant qu’une porte ne se ferme. Car Kafka nous dit bien qu’il s’agit d’une porte personnelle qui ne s’ouvrira qu’une fois.

 

Au-delà du courage indicible, il y avait assurément de la force et du panache de la part de ce bâtonnier dans ses messages contre les horreurs de la guerre lancé ainsi à ses contemporains depuis la ville de Kalachnikov. Précédemment il est vrai, une procédure administrative avait été ouverte contre Talantov pour un de ces articles dans lequel il avait osé écrire que les partisans de la guerre n'avaient pas leur place dans une profession judiciaire mais a vrai dire est d’une banalité telle qu’elle était presque passée inaperçue. Mais, cette fois-ci, ses confrères veillaient et l’ont dénoncé pour qu’il soit poursuivi pénalement. Pour ne s’être pas tu malgré la prohibition de la loi alors qu’était en jeu une violation de masse de la vie humaine.

Et le 28 juin 2022, alors que le procès de son client Safronov va s’ouvrir dans quelques semaines, Dmitry Talantov a été arrêté.

 

28 juin. Terrible écho. De quantième à quantième. 50 ans après. Soudain, voici que surgit ce que l’on appelle en français un flash-back, et nous, une réminiscence.

 

Voici que curieux hasard–ou triste anniversaire que revient ce 28 juin de sinistre mémoire. Un souvenir qui nous projette 50 ans en arrière, jour pour jour. C’était le 28 juin 1972. Ce jour-là, un autre avocat s’est trouvé confronté à une loi qui défendait, face une loi qui voulait faire taire, face à la loi qui punit aussi qui la viole. Oh ce n’était qu’une loi de procédure certes et il n’en courait pas la prison. Mais cet avocat-là, lui aussi, n’a eu que peu de temps pour choisir. Et après un long débat, il avait choisi de transgresser la loi, en l’occurrence la loi qui pouvait permettre de tuer celui qui, lui n’avait pas tué. Ce jour-là, Il avait choisi d’enfreindre la loi au regard de la nécessité qui s’imposait à lui, au nom d’une autre loi d’essence supérieure, pour tenter de respecter un principe humain supérieur : les exigences de la vérité et le droit de tout être à la vie.

 

Cet avocat, c’était Robert Badinter bien sûr, ce jour où il plaidait devant la Cour d’assises du département de l’Aube dans le procès de Roger Bontemps. L’accusation s’apprêtait à demander au jury la peine de mort. La loi, le code de procédure pénale, faisait interdiction à l’avocat, à peine d’être poursuivi d’évoquer un rapport d’expertise annulé qui établissait que son client n’était pas un meurtrier. Face au revirement d’un expert celant ses précédentes conclusions et confrontées à une condamnation à mort annoncée, Robert Badinter n’a pas fléchi. Il a choisi de s’exposer. Car un avocat doit aussi savoir violer la norme interne quand une loi d’essence supérieure vient s’imposer à lui, celle de l’humanité. Son acte a entraîné une suspension du procès, l’étouffement de la vérité mais aussi contre lui-même un arrêt de la Cour le renvoyant à subir des poursuites disciplinaires. On connaît la suite. Le rapport qui absout, le rapport qui pouvait exempter un accusé de la mort, ne fit pas partie de la procédure. Et le lendemain, - chacun connait l’histoire - le 29 juin - Roger Bontemps dont l’expert avait dit qu’il n’avait pas tué fut condamné à mort. Ce jour-là, contrairement au vers de Guillaume Apollinaire, seul le département de l’Aube a été vaincu par le crépuscule. Car dès lors, une autre histoire commençait qui allait conduire de l’Exécution à l’Abrogation. Robert Badinter gagnerait le combat commencé. Le destin d’un homme allait vaincre les forces de l’obscurité.

 

Pour Dimtry Talentov, toutes choses inégales par ailleurs, c’était d’évidence la vie et la mort des hommes qui étaient en question et qui a déterminé son choix, mais l’enjeu pour lui n’était évidemment pas seulement disciplinaire. Ce même 28 juin, il était transféré immédiatement d’Ijevsk à Moscou avant d’être placé en détention provisoire, par le tribunal de district de Cheryomusshki. Provisoire ? – du moins pouvait-on le penser -puisqu’au moins jusqu’au procès de Safronov, avant son transfert il aura subi des perquisitions dans quatre locaux qui lui étaient liés, notamment son domicile et le bureau du bâtonnier du barreau d'Oudmourtie et il aura pu voir les documents, notes et autres pièces relatives à la défense de Safronov, soigneusement épluchés avant d’être confisqués et de s’entasser dans les bagages des policiers avant de disparaître à jamais.

Pour le FSB, les cinq messages d’avril furent une aubaine sans rivale. Voici qu’il tenait désormais définitivement à leur merci, à la fois l’avocat et le client. Safronov était désormais sans défense deux mois avant son procès et Talantov pris dans leurs filets.

 

Deux mois plus tard, le 5 septembre 2022, à Moscou, Ivan Safronov, privé d’avocat, était condamné à 22 années de prison pour "haute trahison ", la plus lourde peine que les tribunaux russes viennent à prononcer et en général seulement dans les cas de meurtre. Jusqu'à la fin de l'enquête, le Service fédéral de sécurité aura gardé le secret absolu sur les charges : il lui aura suffi de faire disparaître les avocats du dossier.

 

Enfermé, Talantov devait endurer le quotidien du régime carcéral au sein de la colonie pénitentiaire. La torture carcérale lente et inexorable qu’il subit toujours aujourd’hui depuis plus de trois ans. Il l’a décrite lui-même. Quelques mois après son arrestation, il est placé en cellule d’isolement, une « cellule médiévale pitoyable », où les seules « commodités de la civilisation » sont des toilettes et un lavabo avec de l’eau qui coule sans arrêt. De plus, il y a des trous dans le mur au-dessus de la porte, un haut-parleur y est monté pour diffuser les instructions d’utilisation de masque à gaz qui sont lues en boucle par un acteur avec une voix aussi enthousiaste que sonore. Tous les soirs à l’heure du coucher, l’hymne national retentit dans de puissants haut-parleurs avant de s’installe le flot nocturne continu de la radio d’État. Il n’a pas le droit de dormir en raison du supplice des décibels patriotiques.

 

Dormir demeure d’ailleurs un espoir toujours vain car s’il dispose bien d’un espace à cette fin, généreusement qualifié de « couchette », il ne s’agit en réalité que d’une vulgaire planche sur laquelle il n’est possible de rester allongé que pendant deux à trois heures tout au plus. On arrêtera ici la description. Un citoyen français cependant s’obligera à la retenue à l’instant d’évoquer des cellules médiévales dignes de l’époque d’Ivan dit le terrible, puisqu’il qu’il ne sait que trop que son propre pays partage avec la Russie, en nombre comme en diagnostic, les accablantes et redondantes condamnations de la Cour européenne des droits de l’homme du fait de l’état de ses prisons.

 

Alors, en essayant de prendre de la distance (est-ce possible en ce cas ?), on serait facilement tenté de trouver refuge avec détachement chez Dostoïevski. Il est vrai qu’en France on ne peut s’empêcher d’évoquer son nom dès lors qu’il s’agit d’enfermement. Mais non, malheureusement, Fedor Dostoïevski, s’il nous a assurément appris que « La justice des humains ne peut qu’aboutir à des injustices », - ce pourrait fournir ici comme ailleurs un sujet de réflexion pertinent et clore le débat - Dostoïevski n’a jamais écrit–ainsi que l’on s’attache à le répéter inlassablement mais non sans finir par lasser, en une maxime convenue mais inusable à l’occasion de tout colloque droit pénal spécial en France et au Royaume-Uni - que l’on ne « peut juger du degré de civilisation d'une nation qu'en visitant ses prisons», formule aussi déclinée au gré d’autres variantes. Il ne l’a pas écrit, même à propos de la prison de Tobolsk ou du bagne d’Omsk. Ni dans les Souvenirs de la maison des morts, ni dans Crime et châtiment, voire même dans l’Idiot. Chacun peut après tout continuer la recherche.

 

Ainsi Dostoïevski, comme en France Saint-Exupéry, Clémenceau ou Albert Camus semble-t-il condamné à endosser la paternité d’une cohorte d’apophtegmes apocryphes et autres maximes orphelines que leurs lèvres n’ont jamais prononcés et que leur plume n’a jamais écrits. Mais sans doute aurait-il pu le dire tellement il paraît évident que le jugement est exemplaire ou que « la phrase est magnifique », comme l’aurait dit Victor Hugo–que l’on ne peut s’empêcher de citer dès lors que l’on évoque Robert Badinter. La sentence même sans auteur exprime assurément une vérité irréfragable.

 

Dmitry Talentov, quant à lui a choisi de se référer avec stoïcisme à un autre auteur russe plus contemporain, le poète Joseph Brodsky. Lui aussi avait connu en son temps la prison dans l'oblast d'Arkhangelsk, avant d’être libéré puis condamné à l’exil aux États-Unis où il est mort. Lui aussi avait reçu le prix Nobel de littérature en 1987, – coïncidence ? - 30 ans après Boris Pasternak, avant de trouver le repos éternel aujourd’hui dans le cimetière San Michele de Venise, quelque part entre Diaghilev et Stravinski. C’est lui que Talantov se plaît à citer en répétant sa définition saisissante de la prison en forme de boutade, à mi-chemin entre Cioran et Óscar Wilde : “la prison c’est un manque d’espace compensé par un excès de temps”. Chaque minute tue, et chaque minute, là-bas, équivaut à une heure. »[2]

Après plus de trente mois de détention, deux ans après la condamnation définitive de Safronov, le 18 novembre 2024, Dmitry Talantov a été à son tour renvoyé devant un tribunal. Devant le tribunal d'Oudmourtie, à Ivchesk, son tribunal, celui devant lequel il avait exercé sa profession, auprès duquel il avait exercé les fonctions de bâtonnier. Ni envers le tribunal, ni auprès du procureur qui réclamait contre lui 12 années de prison pour les cinq messages, il n’a voulu manifester de regrets. Parce qu’il ne regrette rien. Ou plutôt, s’il a bien demandé pardon, c’est seulement à sa femme Olga. Avant de prendre le temps, depuis sa cage vitrée, qui voulait le bâillonner toujours davantage, d’exhaler comme dernier cri à peine étouffé : « Olga, je t’aime ! »

Dix jours après, les juges devant lesquels il avait si souvent plaidé, l’ont condamné à sept ans d'emprisonnement dans une colonie pénitentiaire à régime général avec privation pendant quatre ans du droit d'exercer toute la gamme des activités liées aux réseaux électroniques, d'information et de télécommunications.

 

Son appel contre cette condamnation a été évoqué, il y a quelques jours à peine, le 28 octobre devant une cour. Sans doute pour justifier le principe de son existence et en vertu d’on ne sait quels critères occultes, elle a méticuleusement calculé que l’honneur perdu des forces armées russes pouvait après tout être suffisamment lavé avec 20 jours d’incarcération de moins pour Dmitry Talantov. Elle l’a frappé de six ans et 10 mois de colonie pénitentiaire. 82 mois au lieu de 84 mois…

 

Face à la boucherie de Butcha, à la tuerie de Marioupol, aux dérives de Kharkiv ou à la géhenne d’Irpen, Dmitry Talantova a pensé qu’aucune loi ne saurait être légitime à enchaîner le courage d’un homme–fût-il avocat–pour qu’il se taise et accepte de cacher la vérité. On dit parfois, suivant en cela le précepte d’un philosophe genevois célèbre, que : « La conscience est la voix de l’âme ». Ainsi la voix de Dmitry Talantov aura été la conscience de l’âme éternelle du peuple russe tel que nous l’aimons tant et que rien ne détruira jamais.

Aussi, n’en doutez pas, Madame, au-delà de l’épreuve d’un temps trop long, l’obscurité de la cellule rétrécie de Joseph Brodsky cessera et l’Oural redécouvert du jeune Pasternak de vingt ans donnera à nouveau naissance à la lumière, l’aube fuligineuse qu’il respirait reparaîtra et les fantômes des épicéas redeviendront vivants et libres. D’autres hommes alors, recommenceront à tendre des couronnes aux sapins, pour les sommer de se proclamer rois. Et Dmitry Talantov, soyez-en sûre, restera dans le souvenir des hommes de son pays et des autres.

 

C’est pour cela que nous sommes heureux et fiers de remettre, maintenant, entre vos mains, 40 années exactement après Nelson Mandela–Symbole ? Ou plutôt Rendez-vous, comme l’aurait dit Paul Éluard, – ce XXXe prix qui porte le nom de Ludovic-Trarieux.

 

Bertrand Favreau

 Remise

du XXXe Prix international des droits de l'homme Ludovic-Trarieux

 

Une image contenant métal, bronze, pièce, laiton

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

 

2025

 

 

 

Discours de

Dmitry Talantov,

lauréat du Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux 2025

 

Le 13 novembre 2025, le Prix international des droits de l'homme Ludovic Trarieux a été remis à l'épouse de Dmitry Talantov, l'avocate Olga Talantova.

Le discours écrit par Dmitry Talantov traduit en français, a été lu le 13 novembre 2025 lors de la cérémonie de remise du prix.

 

Une image contenant intérieur, habits, personne, mur

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

De la volonté de compassion

 

 

     Chers collègues qui m’avez honoré du prestigieux Prix Ludovic Trarieux !

 

     Bien sûr, j’aimerais pouvoir prononcer ces mots en personne, debout devant vous, mais la Patrie me retient tendrement dans ses bras maternels. Depuis quelque temps, après quelques mots que j’ai écrits sur la compassion et la guerre, je lui suis devenu particulièrement cher.

 

     Cependant, de ma part, il serait ingrat de me plaindre du destin : le privilège – et la responsabilité immense – qui m’échoient de pouvoir m’adresser à vous, fût-ce par voie épistolaire, et peut-être d’être entendu par beaucoup, y compris par mes compatriotes, m’a été accordé par l’étrange mérite de mon emprisonnement. Sous cet angle, je dois donc être reconnaissant à ma patrie.

 

     Dans mon discours, il me sera sans doute difficile de formuler ou d’exprimer une pensée ou une émotion véritablement indépendante, jamais encore énoncée. Seules les pensées et les émotions qui vivent d’un effort humain collectif, et se transmettent sans cesse d’un être à l’autre, constituent la seule source de notre existence.

 

     Je parle ici de l’existence en tant que telle – de l’existence du monde des hommes, car nous ne connaissons ni autre monde ni autre forme d’existence. Et je parle du temps tragique d’aujourd’hui, du temps des guerres absurdes.

 

     Descartes a dit : « Cogito, ergo sum » – « Je pense, donc j’existe ». Mais le temps est venu où je ne présente plus seulement ma pensée comme preuve de ma propre existence, mais où je n’existe que dans la mesure où moi, personnellement, en tant qu’homme et en tant que partie de l’humanité, je suis capable de ressentir, de penser et d’agir avec droiture et courage.

 

    

Aujourd’hui, ce n’est plus une spéculation abstraite, mais une réalité écrasante et ultime, face à l’abîme qui s’ouvre devant nous. Car aujourd’hui, plus que jamais, nul n’est une île. On ne peut être sauvé qu’ensemble. Et l’on ne peut périr qu’ensemble – pétrifiés par la peur et par l’insensibilité et l’aveuglement qu’elle engendre. Penser, ressentir, agir – aujourd’hui, c’est une seule et même chose ; séparément, cela ne fonctionne pas.

 

     Telle est la réalité de notre monde nouveau, lié comme jamais auparavant à chacune de ses particules humaines, dont l’existence physique dépend entièrement de moi et de chacun de nous individuellement.

 

     C’est pourquoi je parlerai de la compassion et de la lâcheté, de l’indifférence et du courage.

 

     Nous avons laissé le chien enragé de la guerre se détacher de sa chaîne, et il déchaîne sa folie. Pendant que j’écrivais ces lignes, des missiles, des bombes et des drones ont encore tué et mutilé plusieurs enfants. Aujourd’hui, cela s’est sans doute produit en Ukraine et en Palestine. Demain, si nous ne revenons pas à la raison, l’adresse de la tragédie sera : partout.

 

     Il y a quelques jours, j’ai terminé de rédiger le recours en appel contre ma condamnation. Par moments, il me semblait que j’accomplissais un travail dénué de sens.

 

C’est un travail ardu que d’écrire du fond de trois ans et demi d’isolement carcéral, depuis un cachot de pierre empesté. Parler de choses encore évidentes hier, et qui paraissent aujourd’hui sans espoir, dans la langue morte du droit, prêcher devant des sourds-muets, discourir en regardant le mur couvert d’inscriptions laissées par ceux qui m’ont précédé ici. C’est une occupation d’une étrangeté singulière, ressemblant davantage à une flagellation qu’au droit.

 

    

J’ai souvent pensé qu’il vaudrait peut-être mieux tout envoyer au diable, qu’il me faudrait simplement serrer les dents et me taire. Quels sentiments puis-je susciter par mon recours, si tant est qu’il soit encore possible d’en susciter ? Tout au plus de l’aversion. Il ne faut pas rappeler aux gens leur faiblesse, et encore moins leur demander presque de l’héroïsme.

 

     Le droit tel qu’il est autorisé à s’appliquer dans mon pays s’est rétréci jusqu’aux limites du règlement intérieur d’un centre de détention provisoire. On a longtemps expliqué aux gens qu’ils n’avaient pas le droit à leur propre dignité, et les gens y ont cru. Ils y ont cru parce qu’ils ont eu peur. Les gens sont terrorisés.

 

     Mais le recours a été achevé. Il se trouve que, par miracle, « Jean-Christophe » de Romain Rolland s’est retrouvé dans ma cellule. Et j’ai fait une chose étrange pour un juriste : j’ai placé en épigraphe de mon recours une citation tirée de ce roman.

 

 

     « Il est possible et nécessaire d’être tolérant et humain, mais il est inadmissible de douter de ce que l’on tient pour la vérité et le bien. Ce en quoi tu crois, défends-le. Si faibles que soient nos forces, il est interdit de reculer. » Tout s’est alors mis en place. C’était un impératif catégorique : aime et lutte. Car ma cause n’est pas pénale, ni même politique ; ma cause est morale. Et cela signifie que ce n’est pas une affaire personnelle. J’ai apposé ma signature.

 

     Dans le jugement de Jérusalem rendu dans l’affaire du bourreau nazi Eichmann, il est dit que le degré de proximité de l’un des criminels avec l’exécutant direct du meurtre ne signifie rien. Au contraire, la responsabilité du criminel croît à mesure qu’il s’éloigne de celui qui manie de ses propres mains l’instrument de la mort. Cela est parfaitement compréhensible, ne serait-ce que parce que tout exécutant – sans parler du soldat – risque sa propre tête, il agit au grand jour, en partie sous la contrainte, et cela devient déjà, sinon une justification, du moins un argument en faveur d’un allègement ultérieur de sa responsabilité.

 

     Il n’en va pas de même, par exemple, pour l’instigateur d’une guerre, souvent hypocrite, lâche et retors.

 

     Et, d’une manière générale, l’indifférence lâche n’est-elle pas une forme déguisée d’une telle incitation – non pas d’un point de vue juridique, mais d’un point de vue moral ?

 

« La lâcheté est sans doute l’un des plus terribles vices. » C’est ainsi que parlait Iéshoua Ha-Nozri chez Boulgakov.

 

« Non, philosophe, je te contredis, lui répondit Pilate repentant, c’est le plus terrible des vices».

 

     C’est en effet ainsi, car le vice de la lâcheté est insidieux et semble presque enfantinement excusable par sa prétendue impuissance. C’est précisément ce qui le rend si effrayant.

 

     Mais je pense que, dans une large mesure, l’indifférence engendrée par la lâcheté est aussi une volonté cachée de tuer, par laquelle le lâche se venge de l’existence pour sa propre insignifiance. Cela devient particulièrement évident dans les temps sombres, tels que les nôtres.

 

     Mais voici une vérité grande et salvatrice : « Ce que les hommes sentent confusément et ce qui les épouvante, c’est la culpabilité même du lâche d’être lâche. Les hommes voudraient que l’on naisse lâche ou héros. Mais le lâche se fait lâche, et le héros se fait héros. Pour le lâche, il y a toujours la possibilité de ne pas l’être, et pour le héros, de cesser de l’être. Mais seul compte le choix pleinement résolu. » Jean-Paul Sartre.

 

     C’est sans doute là que réside toute l’essence de la dignité et de la liberté humaines : il faut se ressaisir. Simplement se ressaisir, et ainsi retrouver sa véritable humanité. Car nul n’est jamais allé si loin sur le chemin du péché qu’il ne puisse au moins tenter de revenir en arrière.

 

 

     Et ici, il n’y a que deux possibilités : ou bien nous cesserons d’être des lâches et réaliserons notre volonté de compassion, ou bien nous serons voués à une catastrophe universelle et définitive.

 

     J’ai l’espoir que nous y parviendrons. En tout cas, l’existence dramatique de l’humanité dure depuis fort longtemps, mais, chose étrange, il se trouve encore parmi nous des gens décents. Le problème, c’est qu’aujourd’hui nous sommes trop proches du point de bifurcation morale et technologique, où la progression supplémentaire de l’inhumanité s’achèvera « soit par une explosion, soit par un sanglot ».

 

     Et si tel est bien le cas, pourquoi ne pas nous souvenir du célèbre pari de Pascal ? Miser sur la vie éternelle contre la perte inévitable, jeter dans la balance ces quelques biens misérables et répugnants achetés au prix de notre lâcheté criminelle, obtenus en échange des sacrifices humains, du sang et de l’avenir de nos enfants – voilà le seul pari raisonnable, indépendamment même de l’issue possible du jeu.

 

     C’est cela même, le pari sur l’existence de Dieu.

 

     Merci.

Dmitriy Talantov

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Une image contenant métal, pièce, bronze, laiton

Le contenu généré par l’IA peut être incorrect.

 

 

 

 



[1] Boris Pasternak, Œuvres, par-dessus les obstacles, Gallimard, Pléiade, 1990, p.15.

[2] Joseph Brodsky, Less Than One: Selected Essays, Penguin Books, 1986, p.28.